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(Par Roger Gbégnonvi)
‘‘Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey […]. Et puisque j’ai juré de ne rien celer de notre histoire […], je veux avouer que nous fûmes de tout temps d’assez piètres laveurs de vaisselle, des cireurs de chaussures sans envergure, mettons les choses au mieux, d’assez consciencieux sorciers et le seul indiscutable record que nous ayons battu est celui d’endurance à la chicotte…’’ (in ‘‘Cahier d’un retour au pays natal’’).
C’est à nous que parle Aimé Césaire. Mais nous venons de lui ordonner de se taire. On ne l’entendra plus dans nos écoles. Nous avons honte de la vérité de sa parole. Son ironie poétique est calmement ravageuse. Nous, amazones ? Et nul chercheur, d’ici ou d’ailleurs, n’a fouillé dans les décombres de l’histoire pour en ressortir un nom, un visage, pour une stèle quelque part, en lieu et place peut-être de l’incongru Bulgare, pour célébrer l’héroïsme d’Abomey, en lieu et place de la sauvagerie stalinienne en Bulgarie. Nous, amazones ? Vérité ou mythe ? Mythe qui n’embellirait pas les ossements alentour des cases rondes, basses et délabrées, qui encombrent nos anciens palais royaux. Si nos rois et tous ancêtres confondus n’avaient été peu ou prou de ‘‘piètres laveurs de vaisselle’’, ils nous auraient légué, non pas qu’os blanchis et cases en torchis, mais aussi des œuvres de grandeur, des édifices s’élevant en hauteur et défiant le temps parce que ciselés dans la pierre de Dassa et de l’Atakora. Mais nos ancêtres auront été peu ou prou ‘‘cireurs de chaussures sans envergure’’. Dans leur sillage, nous voici sans envergure et sans vergogne, experts en détournement de l’argent public, experts en négoce illicite et immoral. Et avec l’argent volé au peuple, et avec l’argent de la souffrance des drogués d’ici et d’ailleurs, nous fabriquons des immeubles carrelés qui restent vides mais que hantent l’ombre de nos victimes sociales et les âmes des morts de nos vols et de notre narcotrafic. Avec l’argent mauvais, nous contribuons crânement à la fabrication d’églises et de mosquées ou n’entre pas Dieu-Allah, Amour et Miséricorde, qui méprise nos clinquants infâmes faits de la tragédie des gens que nous appauvrissons et piétinons sans scrupule. Et c’est le comble de la sorcellerie que de mêler Dieu-Allah, Beauté et Bonté, à nos fortunes criminelles. Nous sommes tellement ‘‘assez consciencieux sorciers’’ que le Créateur, nous ayant pris en pitié, serait là, maintenant, parmi nous, pour nous sauver du mal sorcier. C’eût été utile qu’il indiquât la bonne voie à celle qui, ‘‘Mater et Magistra’’, Mère et Maîtresse, se fit pourtant complice de l’esclavage et de la colonisation, garda le silence pendant la Shoah et le génocide au Rwanda. Mais redresser la Mère millénaire qui a trahi cent fois l’idéal christique nécessite du courage autant qu’une théologie structurée et solide. C’est plus fort que notre Sauveur. Vêtu donc comme on l’est à Rome, il combat Satan comme déjà dans nos églises et chapelles, à coups de prêchi-prêcha et de menaces qui entraînent le gonflement de la quête prestement engrangée par le prêcheur. Pas étonnant que nous en soyons encore et toujours à battre ‘‘le seul indiscutable record d’endurance à la chicotte’’ en termes de chômage, de misère étale, de petites filles obligées de mendier le pain quotidien avant de se voir aspirées par la déshumanisante prostitution enfantine. Mutatis mutandis, ce fut déjà le sort de nos ancêtres vendus par d’autres ancêtres portés sur le gain à tout crin. Et voici nos pas dans les tristes pas de nos ancêtres vendeurs sans morale.
C’est à nous que parle Aimé Césaire. Pour comprendre et entreprendre à bon escient, sachons entendre ce petit-fils d’esclaves : ‘‘-Majesté, à bâtir, ce sont d’effroyables pentes. -Précisément, ce peuple doit se procurer, vouloir, réussir quelque chose d’impossible ! Contre le Sort, contre l’Histoire, contre la Nature...’’ La révolte et la colère, dont résonne ‘‘La tragédie du roi Christophe’’, doivent nous interroger. C’est à nous que parle Aimé Césaire.